Le court métrage « Les mystères du château de Dé », tourné en 1929 par Man Ray, contient une étonnante séquence, tournée dans la piscine couverte de la villa Noailles.


Les protagonistes masqués s’adonnent à des jeux insouciants et hédonistes autour de l’eau.


Man Ray insère alors un intertitre pour le moins évocateur : « Piscinéma », contraction des mots piscine et cinéma. Il filme ensuite des images qui montrent la réflexion des mouvements de l’eau projetés par le soleil contre les murs.


Ces ombres en mouvement permanent, à la fois poétiques et mystérieuses, deviennent, visiblement, pour Man Ray une allégorie du cinéma – qui est également une projection, non pas d’ombres, mais d’images.


Ce sont exactement ces éléments (les reflets poétique et mystérieux de l’eau sur un mur) qu’utilise Jacques Tourneur en 1942 pour la scène la plus emblématique de son film fantastique « La Féline ». Irene Dubrovna (Simone Simon) y est soupçonnée d’être capable de se transformer en panthère. Alice Moore (Jane Randolph), autre héroïne du film et rivale d’Irene, nage seule, un soir, dans la piscine de son hôtel, lorsqu’elle sent la présence d’une bête sauvage, qui rôde autour du bassin.


Tourneur introduit malicieusement cette séquence avec un petit chat noir, qui suit Alice quand elle descend dans la piscine. Il montre aussi Irene, qui suit Alice sans se montrer. Alice, qui se croit seule et entend les rugissements d’un félin, est effrayée par la lumière changeante et les ombres projetées. La menace est seulement suggérée, mais la jeune et jolie nageuse est prise de panique.


Ses cris alertent les gardiens. Ils arrivent en même temps qu’Irene, qui allume la lumière. Alice se demande alors si elle n’a pas été la proie d’une hallucination ou d’un rêve. Mais une fois sortie de l’eau, elle retrouve son peignoir déchiré par des griffes !
Paul Schrader tourne, quarante ans plus tard, un remake du même film, en changeant radicalement l’approche. Le mystère et le doute sont évacué au profit des métamorphoses explicites des « hommes-chats ».


La scène de la piscine est conservée, mais elle a perdu son ambiguïté. Si on ne voit toujours pas de félin autour du bassin, le spectateur sait déjà qu’Irene (Nastassja Kinski), jalouse de sa rivale dans l’eau Alice (Annette O’Toole), peut à tout moment se transformer en panthère dangereuse.


Alice est effrayée par les ombres, comme dans la version de 1942, et Irene se contente d’un malicieux : « Je suis désolée si je t’ai fait peur. »
On retrouve, dans deux films de Jean-Luc Godard des années 60, des piscines comme lieu menaçant : « RoGoPaG – Le nouveau Monde » et « Alphaville ». A-t- il vu le film de Man Ray ?


« Le nouveau monde » détourne l’intertitre de Man Ray en découpant l’enseigne du bâtiment pour faire ainsi le lien entre Piscine et Cinéma par la simple séparation des lettres.

La piscine devient chez lui un lieu clos d’aventures (et de danger), avec, dans « Le nouveau monde » des femmes armées de poignards, et dans « Alphaville » (ci-dessus), un bassin qui sert de lieu d’exécution publique (!)


Les condamnées s’avancent sur la planche et sont fauchées par une rafale de mitraillette. Puis ensuite achevées par des nageuses synchronisées qui les suivent dans l’eau. Etrange mise en scène de la mort dans une non moins étrange aventure de Lemmy Caution …

La scène d’ouverture de « L’inspecteur Harry », avec Clint Eastwood en policier cynique aux méthodes expéditives, fait écho à « Alphaville », avec l’exécution d’une jeune et jolie nageuse dans une piscine …

… située sur le toit d’une tour résidentielle en plein centre de San Francisco.

On retrouve cette association sombre entre la mort et la piscine dans « Boulevard du Crépuscule », où Billy Wilder ouvre le film sur des policiers et des journalistes, qui découvrent au petit matin un cadavre dans une piscine.

Le mort qui flotte dans l’eau est filmée depuis le fond du bassin, ce qui renforce l’étrangeté de la scène. La voix du narrateur, avec un cynisme sans faille, nous explique : « Pauvre type ! Il avait toujours voulu une piscine. »

On retrouve encore un corps flottant dans « Trois couleurs : Bleu » de Krzysztof Kieślowski. Julie de Courcy (Juliette Binoche) passe ses soirées à nager pour se détendre et oublier le terrible accident, qui l’a privée de son mari et de ses enfants.


Comme dans « La Féline », la jeune femme se trouve toujours seule dans l’immense bassin pour y nager pendant la nuit. Mais cette fois-ci, pas de menace extérieure. Ce sont les souvenirs sombres qu’elle essaye de chasser dans l’apesanteur de l’eau. La nage devient remède contre une réalité devenue trop déprimante.
Ce ne sont pas les seuls exemples où la piscine est un élément narratif visuel important. Car des piscines au cinéma, il y en a beaucoup … (à suivre)
LES MYSTERES DU CHATEAU DE DE 1929 Man Ray
CAT PEOPLE (La Féline) 1942 Jacques Tourneur
CAT PEOPLE (La Féline) 1982 Paul Schrader
ROGOPAG « Le nouveau Monde » 1963 Jean-Luc Godard
ALPHAVILLE « Une étrange aventure de Lemmy Caution » 1965 Jean-Luc Godard
DIRTY HARRY (L’Inspecteur Harry) 1971 Don Siegel
SUNSET BLVD (Boulevard du Crépuscule) 1950 Billy Wilder
TROIS COULEURS : BLEU 1994 Krzysztof Kieślowski