Fièvre marseillaise

FIEVRE 1921 Louis Delluc

« Fièvre » est un moyen métrage (44 minutes) de Louis Delluc situé … dans un port d’Europe, comme le premier intertitre le précise : un port qui ressemble étrangement à Marseille (puisque les extérieurs y sont filmés).

En revanche, l’intérieur du tripot sobrement intitulé « Bar-bar » (!), centre de l’intrigue, a été construit aux Studios Gaumont des Buttes-Chaumont, près de Paris.

Le film combine ainsi à merveille les éléments du documentaire (sur le port de Marseille, sans la présence d’acteurs) avec ceux du courant « Kammerspiel 1 » (dans le bar, avec acteurs et intrigue), pour entremêler portrait de son temps et drame d’amour déchirant.

Louis Delluc, un des plus grands talents du cinéma muet français, est l’auteur de romans et de pièces de théâtre, rédacteur en chef d’une revue de cinéma, acteur, critique de film, initiateur du concept des ciné-clubs en France et a tourné sept films notables, avant d’être emporté prématurément à 33 ans par la tuberculose.

Les affiches du film sont signé Bécan (Bernhard Cahn), un illustrateur et peintre qui croque avec humour et justesse l’ambiance du film.

Les vues en extérieur du port de Marseille sont épatantes, avec, bien sûr, l’imposant pont transbordeur, la cathédrale de la Major, le feu de la digue Sainte-Marie, …

Delluc insiste sur la présence des nombreux bateaux et navires, qui y sont amarrés. La vue d’un bateau mortuaire, arrimé entre la digue du grand Large et le Vieux-Port annonce par ailleurs le drame à venir.

La plus précieuse de ces vues est un travelling qui dévoile le front du Vieux-Port entre le fort Saint-Jean et l’hôtel de ville – entièrement détruit par l’occupant allemand entre le 22 et le 24 janvier 1943.

« Fièvre » nous plonge dans le quotidien d’un bar du Vieux-Port, géré par le couple Topinelli (Modot) et sa femme Sarah (Eve Francis, l’épouse de Louis Delluc).

Delluc croque avec tendresse et justesse le désespoir de quelques habitués des lieux avant de développer son drame. On y trouve Patience (Solange Sicard), qui espère depuis des mois le retour de son amant parti en mer (un destin qu’elle partage avec Sarah, qui avait attendu pendant des années son amoureux, le marin Militis, avant de se marier avec Topinelli), ou encore la femme à la pipe (Yvonne Aurel), qui ne semble plus savoir ce qu’elle attend…

Ou encore un quatuor savoureux de joueurs de cartes, devançant alors de quelques années la partie devenue mythique de Marcel Pagnol, écrite sept ans plus tard dans la pièce « Marius » et qui deviendra, en 1932, une scène classique du cinéma français. Marcel Pagnol s’en est-il inspiré ?

Après avoir quitté leur navire, une bande de matelots débarque dans le Bar-bar, des babioles exotiques achetées en route sous le bras (parmi lesquelles un singe et… une femme !), pour boire des coups, danser avec des filles et s’amuser, avant de retrouver leurs foyers ou partir vers une autre mission en mer.

Ils sont suivis d’un groupe de jolies filles, dont le métier est justement d’amuser les garçons… La tension monte, la fête peut commencer – c’est la fièvre du samedi soir !

Quand Sarah reconnaît parmi les matelots Militis, l’amour de sa jeunesse, c’est le choc ! D’autant plus que c’est lui qui ramène dans ses bagages, une femme orientale (effacée et réduite au rang d’objet).

Le désir s’empare à nouveau des deux, et, après un moment d’hésitation, ils enchaînent des danses endiablées en oubliant le monde autour d’eux.

Topinelli, qui observe enérvé la scène, se jette sur son rival. Un combat brutal et sans merci s’ensuit …

Louis Delluc : « Ce Modot (rôle de Topinelli) est épatant. Et voilà son seul défaut. Dès qu’il entre dans un rôle, tout y est, et l’on s’apprête à ne rien lui dire tant il est peu acteur, mais homme. Ses godillots de faux luxe, sa chemise à carreaux, sa coiffure savante, sa gueule précise et bien musclée, quelle allure ! Et quelque chose en plus, à l’intérieur : le sens du cinéma. »2

Avant sa sortie, le film est censuré : à cause de son titre d’origine « La Boue » (transformé par la suite en « Fièvre ») et surtout pour ses personnages féminins, comme La Naine (Lili Samuel) et La Javotte (Vintiane), qui interprètent un peu trop ouvertement des filles de petite vertu.

Malgré les coupes, le film reste savoureux de justesse dans la description de la vie des bars malfamés des villes portuaires. Cette description est bien plus crue et plus réaliste que le regard bienveillant de Marcel Pagnol, quand il présente au spectateur, dix ans plus tard, le Bar de la Marine sur ce même Vieux-Port.

Plus de cent ans après sa réalisation, ce drame d’amour passionnel reste d’actualité. Plus problématique est le traitement de la femme que Militis a ramené de son voyage : elle reste accroupie et muette pendant tout le film, telle une esclave. Et quand la bagarre se déclenche, les autres filles se déchaînent sur elle, comme si elle en était responsable.

Ce comportement raciste et misogyne perturbe, mais reflète bien une réalité des mœurs d’antan et qui malheureusement n’a pas complètement disparu aujourd’hui : celui qui est diffèrent devient facilement la cible d’un mécontentement. Contrairement à un Griffith3 qui prend position, le mérite de Delluc est de rester un observateur éclairé et un anthropologue impitoyable.

Le dernier carton de son film ne comporte qu’un mot : « Désillusion ».

« Etait-ce un film ? Un rêve ? Un conte ? La fièvre vient et puis s’en va. On ne peut en faire un métier. »2

1Courant du cinéma allemand des années vingt qui combine unité de lieu, de temps et d’action.

2Propos de Louis Delluc dans son article « Huit jours de Fièvre » qui décrit le tournage du film. Paru dans Cinéa le 23 septembre 1921.

3« Naissance d’une nation » (1915) de D. W. Griffith a beau être un chef d’oeuvre du cinéma muet, il véhicule en même temps avec insistance un suprémacisme blanc, difficilement supportable aujourd’hui.

FIEVRE 1921 Louis Delluc

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