La fameuse villa Arpel est à la fois un bijou et une critique de l’architecture moderne, spécialement conçue et construite pour « Mon oncle », le chef-d’œuvre de Jacques Tati.
Mais qui est l’architecte de la villa Arpel ?

Il est bien connu que Jacques Tati s’intéressait à tous les aspects du tournage et particulièrement aux décors. Pointilleux (pour ne pas dire tatillon) et difficile à satisfaire, il met la patience de ses collaborateurs à rude épreuve pour arriver exactement au résultat voulu. Même si Tati ne sait souvent pas au début, à quoi va ressembler le résultat final.
Souvent considéré comme un homme nostalgique d’un mode de vie révolu (et dépeint avec beaucoup de finesse et de délicatesse notamment dans « Jour de fête »), Jacques Tati est également catalogué comme quelqu’un qui n’aime pas l’architecture moderne, ni la modernité.

Or son regard amusé pointe uniquement les dérives d’un urbanisme uniformisé et d’une architecture induisant un mode de vie artificialisé par la technique (et désormais par l’électronique), combiné à une domotique que personne n’arrive plus à comprendre ou à maîtriser (tendance qui est devenu une réalité).
C’est pourquoi il réclame dans un de ses entretiens, que les gens passent non seulement un permis de construire, mais aussi un « permis d’habiter ».



Car plutôt qu’un lieu d’habitation, la demeure de la famille Arpel est surtout un salon de représentation permanent, qui s’expose et où « tout communique ». L’obstination de Madame Arpel, qui insiste à chaque visite sur cette « prouesse » de la maison, tourne en dérision le fameux concept de la « promenade architecturale » chère à Le Corbusier.


La cuisine-laboratoire aseptisée et le garage avec ouverture par cellule photoélectrique renforcent la vision d’un habitat automatisé, sans atmosphère et sans âme.
Il est donc évident que Jacques Tati porte une très grande attention à l’apparence de cette villa, véritable « star » du film. Mais le scénario, pourtant très détaillé, reste vague sur la forme de la maison et ne donne que quelques indications concernant le jardin. Pendant presque deux ans, avant de commencer le tournage, trois personnes développent l’aspect visuel du film et de la villa : Tati lui-même bien sûr, Jacques Lagrange et Pierre Etaix.


C’est Jacques Lagrange, ami proche et « collaborateur artistique » attitré de Tati depuis « Les Vacances de M. Hulot » et jusqu’à « Parade », qui est généralement reconnu comme l’architecte de la fameuse « villa qui louche ». L’artiste-peintre est lui-même fils et frère d’architecte et partage avec Tati un grand intérêt pour l’architecture moderne : « Tati était comme moi pour la préservation du patrimoine et des immeubles modernes qui ont de la gueule. » Ils partagent également la même méfiance envers le style international, uniformisé et formaté.
Mais il ne faut pas oublier la contribution du jeune Pierre Etaix, futur comique et cinéaste, encore inconnu en 1958. Etaix tient un rôle particulier dans l’équipe de « Mon oncle » : crédité au générique comme « assistant réalisateur », il est à la fois gagman, dessinateur, co-scénariste et accessoiriste.

Au début de l’élaboration du film, l’architecture de la villa est encore peu définie. Tati ne souhaite pas un pastiche de la villa Savoye, construite par Le Corbusier entre 1928 et 1931, qu’il trouve trop grande, trop ostentatoire, trop manifeste. Il ne cherche pas la villa d’exception, mais un modèle reproductible en lotissement, ultramoderne en effet, mais aussi standardisée.
L’équipe commence alors à éplucher des piles de revues d’architectures pour trouver l’inspiration.


Tati rejette une première esquisse de Pierre Etaix, qui montre une villa dynamique avec un plan en « T », des voiles courbées en béton et coiffée d’un toit « volant » – probablement inspirée de la villa Schminke (1932-33) construite en Allemagne par Hans Scharoun.
Si Tati n’est pas content de l’aspect extérieur du bâti, l’esquisse montre déjà les éléments essentiels du jardin : un bassin avec un héron (bientôt remplacé par un poisson métallique qui crache de l’eau) et le cheminement en « S » censé agrandir la promenade vers la maison.


Etaix part alors à la recherche d’exemples en banlieue parisienne et tombe par hasard sur une usine flambant neuf de la Société Industrielle de Biochimie. L’usine elle-même servira de lieu de tournage pour le film et sa modénature caractéristique (des éléments verticaux en béton peints en bleu) sera reprise pour la villa.

Une autre esquisse d’Etaix montre la villa avec un étage en porte-à-faux en biais, avec deux rangées de hublots. Forme plus compacte qui anticipe le brutalisme des années 70 à venir et l’architecture oblique de Claude Parent. On n’est pas très loin de l’image finale de la maison.



La « chambre-prison » de l’enfant avec barreaux verticaux est déjà présente dans cette version.


La conception finale de la villa a été sans aucun doute définie et dessinée par Jacques Lagrange (plans ci-dessus) avec ses deux cubes épurés et superposés. Mais il est difficile de savoir qui a eu l’idée de faire « vivre » la maison, grâce à ses deux hublots bien placés, qui deviennent des yeux qui louchent quand le couple regarde dehors …


A gauche : esquisse non datée de Jacques Lagrange ; à droite : esquisse non datée de Pierre Etaix.


C’est peut-être tout simplement Jacques Tati qui a imaginé une façade représentant un visage très stylisé, qui s’anime le jour en tête de robot et la nuit en yeux attentifs…



Le dessin du jardin très minéral a probablement été inspiré par le jardin cubique de la villa Noailles (arch. Mallet-Stevens, 1923-25), conçu par Gabriel Guevrician (ci-dessus à gauche).


Le mobilier intérieur a été également entièrement pensé et dessiné par Etaix et Lagrange. Pierre Etaix a eu l’idée du canapé « réversible » qui sert de couchage de fortune pour un M. Hulot épuisé.

Tandis que Jacques Lagrange crée la banquette vert fluo aux formes très géométriques et visiblement peu confortable.


Tati ne s’arrête pas aux abords de la villa dans sa vision d’un monde moderne. Quelques vues donnent l’impression que celle-ci n’est pas une pièce unique, mais fait partie d’un ensemble cohérent où chaque maison voisine se plie aux mêmes exigences esthétiques et aborde les mêmes formes et les mêmes couleurs.
Un aperçu de ce qu’il va développer ensuite dans son film « Playtime » : Tativille – une ville à la fois hypermoderne et effrayante, et en même temps hyper-esthétique et séduisante.
MON ONCLE 1958 Jacques Tati